Petit florilège des musiques qui broient du noir #8

Délectations morbides : éros & thanatos, 
du madrigal à l'opéra 

« ...lequel a été à ce point capable, comme en témoigne les gémissements plaintifs de sa musique, d'exprimer l'intensité des diverses émotions en donnant à voir la chose comme si elle se produisait, que l'on peut se demander si c'est la suavité des émotions qui confère sa beauté à la plainte du chant, ou le chant plaintif des voix à la suavité des émotions. »
 Samuel Quickelberg, 1566

Au terme de ce parcours, nous ne pouvons que constater les relations ambiguës qu'entretiennent peine et plaisir musical. 
Quels que soient nos goûts, n'avons-nous pas tous pu, à l'écoute de telle ou telle musique qui nous apparaissait comme sublime, éprouver une émotion intense, presque douloureuse, se manifestant dans notre corps même (frissons, larmes aux yeux, soupirs…)  ? 
Cette expérience ponctuelle d'un plaisir musical subtilement assaisonné de souffrance est parfois habilement cultivée par le compositeur : songeons par exemple à l'emploi des dissonances & aux chromatismes délicieux autant que douloureux des madrigaux du prince Carlo Gesualdo, à l'œuvre aussi sensuelle et ténébreuse qu'audacieuse… Voilà une écriture musicale qui illustre parfaitement une poétique alliant sous-entendus érotiques et morbides : on ne cesse d'y mourir de désir.

Gesualdo : "Je meurs, hélas, de ma douleur..."

Mais en ce domaine rien n'égale cette formidable machine à représenter les passions qu'est la tragédie en musique, le drame lyrique, c'est-à-dire l'opéra.
Car depuis le lamento d'Arianna mis en musique par Monteverdi en 1607, l'opéra n'en finit pas de mettre en scène des héroïnes bafouées, trahies, humiliées, sacrifiées, amoureuses mourant en musique pour le plus grand délice des mélomanes.
« Les femmes, sur la scène, chantent leur éternelle défaite. Jamais l'émotion n'est si poignante qu'au moment où la voix s'élève pour mourir » écrit Catherine Clément dans son livre "L'opéra ou la défaite des femmes".
On adore la diva dont on vient voir (et écouter) la mise à mort. On couvre de bouquets la cantatrice qui se relève après le tomber de rideau. Le "grain de la voix" cher à Roland Barthes, qui implique « un certain rapport érotique entre la voix et celui qui l'écoute », habille-t-il un symbolique rite sacrificiel ?
En l'amateur d'opéra se cacherait-il, secrètement, un esthète aux fantasmes sadiens ? Mais qui ne sentirait pas les larmes lui monter aux yeux au bouleversant lamento de Didon chez Purcell ?

   
Une femme meurt en musique.
Plaisir ou douleur exquise de la beauté ?