Petit florilège des musiques qui broient du noir #7

Melancholia ou le travail de la bile noire

La mélancolie (étymologiquement "bile noire"), aujourd'hui réduite en Occident à une affection psychopathologique (ce que l'on appelle une "dépression"), n'a pourtant pas toujours été simplement considérée comme une souffrance de l'âme et de l'esprit. 
Aristote, déjà, s'interrogeait : « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l'État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d'être saisis par des maux dont la bile noire est l'origine ? » (Problèmes, XXX, 1).
Objet de spéculations et de réflexions variées de la part des philosophes et des médecins de l'Antiquité puis des théologiens du moyen-âge, la mélancolie se présente certes comme une tendance à la tristesse ou à la désolation (voire à la folie), mais aussi à l'extase. Parce qu'elle est caractéristique de la vita contemplativa, de la vie consacrée à l'introspection et à la méditation, elle est aussi considérée comme la marque de l'imagination inspirée et du génie créateur. A la Renaissance, cette idée est relayée par la figure d'un Michel-Ange, artiste mélancolique par excellence, et illustrée par une célèbre gravure de Dürer (Melencolia I). 
En Angleterre, à l'époque élisabéthaine, le sentiment de l'imperfection humaine et une certaine nonchalance non dénuée d'ironie face à la fatalité se fondent en une véritable "mode" de la mélancolie, incarnée sur scène par les personnages de Shakespeare (Hamlet, ou Jacques dans "As you like it").
Pour une illustration musicale du phénomène, on se tournera vers l'œuvre du luthiste John Dowland (1563-1626), contemporain du célèbre traité "The anatomy of Melancholy" (1621) de Robert Burton, et qui vagabonda à travers les cours d'Europe, de l'Angleterre au Danemark. Il est l'auteur d'une superbe et poignante pièce intitulée "Semper Dowland semper dolens" (toujours Dowland toujours souffrant) qui s'affiche comme une véritable devise autobiographique, et a composé une "pavane des larmes" (Lachrimae pavan) mise en chanson sous le titre "Flow my tears" (Coulez mes larmes).
Les larmes musicales de John Dowland

Tout aussi mélancolique est la pavane du "Captaine" Tobias Hume, ancien soldat et mélomane qui nous a laissé quelques très belles pièces de caractère en confiant ses humeurs musicales ("musicall humors" est le titre de l'un de ses recueils) à la viole de gambe.



Enfin, on ne saurait passer à côté de la superbe élégie de Purcell mettant en musique le poème "O Solitude" (vers 1685).


« La musique me mettait alors dans un état d’engourdissement très agréable, un peu singulier. Il semblait que tout s’immobilisât, sauf le battement des artères ; que la vie s’en fût allée hors de mon corps, et qu’il fût bon d’être si fatigué. C’était un plaisir ; c’était presque aussi une souffrance. » 
Marguerite YOURCENAR, Alexis ou le traité du vain combat, 1971