Petit florilège des musiques qui broient du noir #4

Escales océaniques & vague à l'âme : la saudade

La langue portugaise désigne par "saudade" un sentiment et un état d'âme typique de la sensibilité lusitanienne.
Souvent imparfaitement traduit en français par "mélancolie", la saudade n'est pas une forme de tristesse qui ferait verser des larmes ; elle porte au contraire en elle-même un certain plaisir : celui de sentir le passé ressurgir pour le revivre et le réinventer dans l'instant éphémère. Un sentiment difficile à saisir, sorte de désir désespéré mêlant plaisir et douleur, revendiqué comme un véritable héritage culturel, et devenu symbole de l'âme portugaise.
Une première définition est tentée par Dom Duarte (1391-1438), chevalier-philosophe et futur roi du Portugal : « Et d'autres y voient (…) un souvenir qui apporte un tel plaisir et pas de peine. Et en d'autres cas il se mêle à un si grand regret qu'il en devient triste ».
« Un sentiment qui naît de la séparation certes, mais qui évoque de la délectation » précise, six siècles plus tard, Fernando Pessoa dans son "Livre de l'Intranquilité".
Mal dont on jouit ou bonheur dont on souffre ?

La saudade donne toute la mesure de son expression dans le fado, poésie chantée avec accompagnement des guitares viola (la guitare classique, qui fournit le soubassement rythmique et harmonique) et guitarra (la guitare portugaise à cordes métalliques, qui improvise des contrechants derrière la voix).
« Com que voz chorarei meu triste fado (de quelle voix chanterai-je mon triste fado) » s'interroge déjà, au XVIème siècle, le poète Luis de Camões.
Amalia Rodrigues, interprète incontournable du genre, le définit ainsi : « Le fado, c'est savoir qu'on ne peut pas lutter contre ce qui nous est donné. C'est ce qu'on ne peut pas changer. C'est se demander pourquoi, et ne pas trouver de réponse. C'est questionner constamment, tout en sachant qu'il n'y a pas de réponse. »
« Le fado, écrit encore Pessoa, c'est la lassitude de l'âme forte, le regard de mépris du Portugal envers le Dieu en qui il a cru et qui l'a abandonné. »

Écoutons le chant du fado telle qu'il trouve encore à s'exprimer dans quelques établissements spécialisés (les casas de fado) lisboètes, où se retrouvent connaisseurs, professionnels et amateurs, entre authentique tradition populaire et folklorisation pour touristes.



Les marins portugais ayant parcouru toutes les mers du monde, on retrouve les marques de la saudade sur les rivages de l'Angola et dans les îles du Cap-Vert (où, devenue sodade en créole, elle imprègne le genre de la morna, telle que la chante une Cesaria Evora), et bien sûr au Brésil. 
Un vague à l'âme largement alimenté, ici et là, par quelques siècles de colonialisme, d'exil et d'esclavage…
Trois versions de la morna "Sodade" (par son compositeur Amandio Cabral, par Cesaria Evora, et par l'Angolais Bonga)

« Mas pra fazer um samba com beleza / É preciso um bocado de tristeza (mais pour faire une belle samba, il faut beaucoup de tristesse) » trouve-t-on sous la plume du poète Vinicius de Moraes, dont la collaboration avec le guitariste Baden Powell donnera naissance aux sublimes "afro-sambas".
« Elle doit son rythme et sa poésie à des siècles de danse et de douleur, (…) une samba sans tristesse, c'est un vin sans ivresse » reprend Pierre Barouh dans la version française de "Samba saravah".
Quand à Joao Gilberto et Tom Jobim, dont la musique ne cesse de cultiver les saveurs douces-amères, ils confient avec autant de pudeur que d'élégance musicale leur tristesse nonchalante dans "chega de saudade" ou "desafinado" ("désaccordé").

Samba et bossa-nova, la saudade du Brésil