Petit florilège des musiques qui broient du noir #5

La Turquie et le hüzün

Voguons sur les eaux jusqu'au Bosphore, jusque dans ces parages où finit l'Europe et où commence l'Asie.
Là, dans son beau livre "Istanbul", l'écrivain Orhan Pamuk consacre de longues pages à un sentiment appelé hüzün : « Le hüzün à Istanbul renvoie à la fois à un sentiment important dans la musique locale, à un terme fondamental pour la poésie, et à un point de vue sur la vie (…), un état d'esprit que la ville s'est approprié avec fierté. C'est pourquoi il s'agit d'un sentiment que l'on trouve aussi bien négatif que positif ».
Le hüzün recouvre une acceptation tour-à-tour spirituelle, médicale (la mélancolie considérée comme une maladie de l'âme), culturelle et, finalement, identitaire. D'abord sentiment de manque et de distance vis-à-vis de Dieu, puis d'absence de l'être aimé, marqué par la perte d'une splendeur ottomane passée dont le souvenir est ravivé par la présence d'innombrables vestiges architecturaux délabrés, se traduisant parfois par une forme de défaitisme et de repli sur soi, le hüzün devient aussi regard sur le monde, art de vivre. Au cinéma, Nuri Bilge Ceylan sait en tirer de longs et superbes plans-séquences.


Le hüzün stambouliote chanté par le grand Nurettin Selçuk

Le manque, la nostalgie, souvent exprimé à travers le langage de la poésie amoureuse (le brûlant désir adressé à un Aimé absent), est au cœur même de la tradition mystique soufie, notamment celle des derviches Mevlevi (les fameux "derviches tourneurs"). L'instrument emblématique de leur répertoire musical est le ney, simple flûte droite directement taillée dans le roseau et dont le chant, évoquant la nostalgie de la joncheraie à laquelle il a été arraché, symbolise l'âme séparée du monde divin et aspirant à l'union avec Dieu. Le mystique soufi se veut lui aussi, à l'image de la flûte, écorce vide animée du souffle divin.
Le poète Jalal ed-Dîn Rumî, fondateur de l'ordre des Mevlevi, y fait référence dans de nombreux vers : « Ecoute le ney et sa plainte, comme elle chante la séparation ».
Le chant plaintif et mystique du ney

Si l'on quitte Istanbul pour se tourner du côté des musiques rurales et pastorales des campagnes d'Anatolie ou des montagnes du Taurus, on trouve le genre de l'air long ("uzun hava") : celui-ci se caractérise par une grande expressivité individuelle, et est très souvent marqué par une forme de douleur nostalgique. Le chanteur lance avec force sa voix dans l'aigu, comme un appel ou un cri, et descend l'échelle mélodique par paliers, jusqu'à épuisement du souffle en fin de phrase, laissant alors le luth saz sur lequel il s'accompagne prendre le relais.
Les anciens pasteurs nomades qui se sont sédentarisés dans les montagnes du sud-ouest du pays, souvent obligés d'aller travailler plusieurs mois par an dans les plaines pour gagner leur vie, ont ainsi développé un répertoire appelé "gurbet havasi" (chants d'exil) : leur thématique principale est la relation nostalgique aux grands espaces de la montagne ou de la steppe, le sentiment d'absence, l'éloignement et la séparation.
Aujourd'hui encore, les vagues d'exode rural et d'émigration continuent d'alimenter le "blues turc".