LES HOMMAGES DE LA MUSIQUE A LA CUISINE
Arts de la convivialité par excellence (de "convivium", repas pris en commun), du partage et du don, musique et cuisine mobilisent des savoir-faire, des désirs et des plaisirs étonnamment proches, tant pour le musicien/cuisinier que pour l'auditeur/gourmet : une insatiable recherche d'excellence, le souci d'un plaisir des sens alliant perception, sensation et émotion, une synthèse du sensible et de l'intelligible travaillée par le souvenir et l'imagination, mêlant le plaisir de la reconnaissance au goût de l'inédit, une prédisposition à la jouissance de l'instant qui sait laisser la place à la surprise et se ménager des portes grandes ouvertes à tous les possibles. Aussi les musiciens sont-ils nombreux à avoir rendu hommage à leurs confrères des fourneaux.
C'est le cas de musiciens de l'ARFI (Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire) qui s'associent le temps d'un dialogue improvisé avec des chefs-cuisiniers lyonnais (voir le CD E'Guijecri "Festin d'oreille"). Ou encore du "Soufflé aux éclisses", rencontre aussi savoureuse qu'audacieuse du contrebassiste Claude Tchamitchian et du trompettiste Jean-Luc Cappozzo, dont les jeux de timbres et de textures sonores inédites évoquent par ses imprévisibles harmonies les raffinements et l'inventivité des chefs composant avec les saveurs (le disque, hautement recommandé, est disponible à la médiathèque).
A contrario, Matthew Herbert dans son très conceptuel projet musical "Plat du jour" dénonce les ravages de l'industrie alimentaire : cris de poulets de batterie, bruits de cannettes et d'emballages, d'ustensiles de cuisine et de mastication, sont samplés, hachés, et emboîtés en une mise en scène sonore qui se veut un implacable réquisitoire contre la malbouffe.
DE LA MUSIQUE COMME ART CULINAIRE
Dans "Musiques de Bali à Java, l'ordre et la fête", l'ethnomusicologue Catherine Basset écrit à propos de Sunda (Java ouest) : « A la clarté des ingrédients musicaux –mélodie, rythme- bien distincts aux différents pupitres, répond celle de la présentation des mets et des épices, intègres dans leur forme et leur saveur et offerts dans des plats différents ».
A l'opposé, à Bali : « Dans la cuisine rituelle, les divers ingrédients, tous cuits, sont hachés menus pour être amalgamés en bouillie compacte, tout comme les notes indissociables des formules rythmiques et mélodiques sont hachées et réassemblées dans le contrepoint entremêlé, pour donner une ligne sans trou dont le rythme a disparu. »
Cru ou cuit, découpe franche et clarté des lignes mélodiques d'un côté ou hachis et contrepoint serré de l'autre : cuisine et musique relèvent d'une même pensée d'organisation d'éléments divers. Au sein d'une culture, les règles implicites qui président à l'assemblage des sons et des ingrédients relèvent des mêmes conventions esthétiques, des mêmes critères d'ordre et d'harmonie.
Est-vous plutôt Java...
...ou Bali ?
Le modèle culinaire peut donc s'appliquer à la pratique musicale : ainsi les fricassées de la renaissance parisienne, comme leurs équivalents espagnols les ensaladas, relèvent du pot-pourri musical, libre jeu de confrontation et d'association d'ingrédients disparates (à partir de textes différents, de rythmes différents, de mélodies différentes).
« Et comme dans la salade, on met beaucoup d'herbes différentes, de la viande salée, du poisson, des olives, des fruits confits, des jaunes d'œuf, de la fleur de bourrache, et qu'un plat se compose d'une grande variété d'ingrédients, on a appelé salades [ensaladas] un type de chansons constituées de différents mètres, comme des fragments récupérés chez divers auteurs » (Trésor de la langue castillane ou espagnole, 1611)
Autre exemple avec le pianiste Dr John qui nous livre avec son album "Gumbo" une magnifique illustration du groove inimitable et immédiatement reconnaissable qui caractérise la musique néo-orléanaise, tous genres confondus (blues, soul, funk, rhythm'n'blues, jazz). Résultat de la fusion en un même creuset de traditions aussi riches que variées, ce métissage musical est à rapprocher du plat typique louisianais (du même nom), ragoût épicé de viande et de fruits de mer qui tient son origine dans la rencontre des traditions culinaires françaises, africaines et caraïbes. Musique ou cuisine, le procédé est le même : de la rencontre et du mélange du divers naît une irrésistible originalité.
DES ACCORDS...
Si untel préfère accorder l'opulence des vins de Bourgogne aux sonorités capiteuses du répertoire romantique, on s'imagine mal de notre côté aller écouter du flamenco sans avoir sous la main quelque blanc sec et âpre comme celui de Jerez -quoique la voix noire et incandescente de certains cantaores appellent plus quelque aguaforte (de celle dont se servait Goya pour graver ses Caprices et ses Tauromachies).
Il est vrai que pour ça les longs piments grillés au gros sel ne sont pas mal non plus.
Une chose est sûre, toutefois : les meilleures adresses de resto, incontestablement, c'est celles que des musiciens nous ont refilées.
Bonne écoute et bon appétit !