De bouche et d'oreilles (plaisirs de la musique et de la cuisine) #1


On savait les cuisiniers écrivains-voyageurs lorsque du creux de l'assiette ils nous content des histoires d'épices ramenés des mers du Sud ou d'ailleurs inaccessibles, peintres brossant à nos palais des paysages champêtres parcourus de ruisseaux, de forêts à l'ombre fraîche et humide ou de rivages secoués d'embruns, ou encore sculpteurs jouant des textures et des saveurs comme d'autres domptent le métal et la pierre dure pour en tirer grâce, finesse, mouvement. Musiciens, curieusement, ils semblent plus rares.
Ces derniers, heureusement peu revanchards, savent pourtant souvent leur faire honneur et, à l'occasion, leur rendre hommage.
Rossini, compositeur qui nous a laissé quelques recettes fameuses, témoigne de cet art de la bonne chère dans tel "péché de vieillesse".

Rossini : "Quatre hors d’œuvre" extrait de Péchés de vieillesse (livre 4)


LA NOURRITURE EN MUSIQUE & EN CHANSONS

On peut distinguer, sans qu'ils s'excluent l'un l'autre, d'un côté le répertoire des musiques associées au contexte du repas (réjouissance amicale, fête ou rituel), et de l'autre celui dont la nourriture constitue le cœur du propos lui-même (célébrations du boire & du bien manger).

Nourrir les oreilles : les musiques de circonstances
Qu'on se le dise : il y a des musique de table ou de café comme il y a des musiques de chambre (la sonate baroque et classique), de salon (le lied romantique), de fumerie (le rébétiko) ou de bouge (le boogie, le jazz des origines).
Café cantantes (café-concert) et tabancos (cave-taverne) où se réunissent les grands cantaores du flamenco, pubs irlandais ouverts aux jam-sessions, chants polyphoniques de Gênes, de Sardaigne ou de Géorgie qui s'entonnent en fin de repas selon une tradition populaire pas encore tout à fait perdue : ce ne sont là que quelques exemples parmi d'autres d'une relation privilégiée entre les lieux et temps des agapes et ceux de la musique.
Quelques tours de tables : 
chanter, boire et manger à Jerez, Dublin, Gênes et Tbilissi

On ne se lasserait d'ailleurs pas d'un tour du monde des tables et des musiques : soirées du magyal yéménite ou l'on mâche les feuilles de qât en jouant de la musique et déclamant de la poésie, fêtes toy de Boukhara où se produisent les chanteurs de shash-maqâm (la musique savante d'Asie centrale), noces et repas paysans animés par les sonneurs, violoneux et autres joueurs de cornemuse, musiques dite "de soie et de bambou" des amateurs de maisons de thé de Shanghaï, prestigieux banquets vénitiens peints par Véronèse emplis du son des violes et des cornets à bouquin (dans les "Noces de Cana" conservé au Louvre, les musiciens sont au centre du tableau), la liste des étapes serait longue...
« La musique est tellement liée à ces contextes que le public n'éprouve guère le besoin de se rendre à des concerts pour écouter la même musique, mais sans manger et sans boire » écrit Jean During à propos du shash-maqâm tadjik-ouzbek.
Rappelons également que c'est au café Zimmermann de Leipzig que, vers 1730, se produisait régulièrement Johann Sebastian Bach avec ses fils, élèves et musiciens du Collegium Musicum.

Malgré son titre, l'important volume de Tafelmusik (littéralement "musique de table") publié en 1733 par son confrère Georg Philipp Telemann est, plus qu'un répertoire spécifiquement destiné à accompagner les repas, un vaste recueil de musique de divertissement dans lequel l'amateur peut puiser des pièces variées comme pour composer un menu (à l'instar des "musical banquets" anglais). Cela ne dispense pas de l'écouter (ou, mieux encore, si l'on peut, de le jouer) entre amis après s'être plaisamment sustentés.

Concerto extrait de la "Tafelmusik" de Telemann

Les "Sinfonies pour les soupers du Roy" de Michel-Richard Delalande sont en revanche bien des musiques vouées à accompagner l'extraordinaire cérémonial du souper du roi Louis XIV mis en scène à Versailles. Laissant là la convivialité pour la pompe, elles font appel à une formation instrumentale nettement plus étoffée que celles d'amateurs se réjouissant entre eux.
     
Un rituel musical et politique : les soupers du Roy

Chanter la chère : quelques chansons "gastronomiques"
Hommage rituel à la nature et à ses fruits, chants chamaniques de remerciement aux esprits-animaux qui acceptent de nourrir les hommes, célébration de l'abondance et des délices de la chère, éloge du savoir-vivre et du partage, chansons aux sous-entendus grivois (l'appétit pour la nourriture et pour les choses de l'amour partageant un vocabulaire commun, et ceux-là préludant souvent à ceux-ci) : les occasions ne manquent pas de mettre en chansons les plaisirs de bouche.
On pourra donc sourire des chansons comiques et légumières d'un Dranem ou d'un Georges Milton, comparer les recettes en musique de Catherine Deneuve ou de Leonard Bernstein ("la bonne cuisine"), se souvenir que Bach a écrit une délicieuse "cantate du café" (BWV 211) tout en goûtant pour le dessert les sous-entendus d'une France Gall ou d'une Lio, et enfin juger de l'évolution du répertoire des chansons à boire à travers ses succès, du XVIème siècle à aujourd'hui.
 
Quelques chansons "bouffes"...

  
Des recettes en musique...

  
Jeunes filles et desserts...

 
Chansons à boire, du 16ème à aujourd'hui


(à suivre...)