Fondé en 1947 par Charles Delaunay et deux autres passionnés de jazz, le label Vogue enregistre durant une dizaine d’années pointures hexagonales et internationales, avant de s'ouvrir à d'autres répertoires et d'accueillir dans les années 1960 les premiers talents de la génération yé-yé. Un magnifique coffret retrace une décennie d’enregistrements, soit près de 35 albums originaux réunis et proposés en une petite vingtaine de CD.
Paris, dans les années cinquante, est le lieu de passage obligé des jazzmen américains en tournée européenne : c’est l’occasion de capter le concert-choc de Dizzy Gillespie à Pleyel en 1948, qui révèle aux Français la révolution be-bop en même temps que la polyrythmie cubaine grâce à la présence de l'extraordinaire Chano Pozo, véritable sorcier des congas. Ou encore, moins
flamboyant mais tout aussi novateur, le quartet sans piano de Gerry
Mulligan avec Bob Brookmeyer qui joue salle Pleyel en 1954.
Durant une décennie c'est tout le gratin du jazz qui défile ainsi dans les studios : Lionel Hampton, Mary Lou
Williams, Oscar Pettiford, Kenny Clarke, Don Byas, Lee Konitz,
Clifford Brown, Roy Eldridge qui pousse la chansonnette en français
(délicieuse "Petite laitue"), ou le jeune Thelonious
Monk qui fait l'objet d'une magnifique session en solo.
Le catalogue Vogue accueille bien évidemment les stars locales que sont Django Reinhardt (sans Stéphane Grappelli mais avec le clarinettiste et saxophoniste Hubert Rostaing) et Claude Luter, qui accompagne Sidney Bechet dans son tube "Petite Fleur".
On croise le chemin d'autres musiciens, moins renommés et néanmoins de grands habitués des studios et des jam-sessions, accompagnateurs de premier choix pour les stars américaines : les bassistes Pierre Michelot et Benoît Quersin, le saxophoniste Bobby Jaspar, les pianistes Maurice Vander et Henri Renaud. Ce dernier, qui fait l'aller-retour entre New York et les clubs parisiens, profite de ses voyages pour ramener avec lui des pointures comme Max Roach, Al Cohn, Gigi Gryce, Kai Winding ou Roy Haynes… Excusez du peu !
Cette série d'enregistrements marque également les débuts de jeunes talents appelés à une belle carrière : Martial Solal, Jean-Louis Chautemps ou encore Barney Wilen, dont le son et le phrasé plutôt "cool" (il enregistrera deux ans plus tard la musique de "Ascenseur pour l'échafaud" en compagnie de Miles Davis) font merveille sur un répertoire marqué par le bop et les compositions anguleuses et redoutablement difficiles de Monk.
Au sein de cette production d'une très haute tenue, on remarque les débuts d'un jeune pianiste argentin, Lalo Schifrin, sur un album de piano "typique" (comprendre "cocktail-latino") qui pourrait paraître
assez éloigné de sa future production funky pour le cinéma, mais
dans lequel on trouve déjà la petite touche "exotica"
faite pour séduire le grand public.
Plus original, le compositeur et critique de jazz André Hodeir signe avec ses "Essais" de 1953 l'une des premières expérimentations dites "third stream", ce troisième courant qui
cherche à conjuguer l'héritage de la musique classique (son
souci de la forme, à travers une écriture souvent très
méticuleuse, savante) avec la spontanéité et le swing du jazz.
Enfin, au fil des sessions, les guitaristes goûteront la précision et le dépouillement de Jimmy Gourley accompagnant Roy Haynes, la virtuosité stylée de Tal Farlow chez Pettiford, la suprême élégance de Jimmy Raney et, last but not least, les aventureuses escapades lyriques du belge René Thomas qui, le nez et
les grosses lunettes plongés sur le manche de sa guitare, puisait
son inspiration directement dans les étoiles.