"La grive babille, l'étourneau piaille, le moineau pépie, le corbeau croasse, la corneille craille, l'épervier lamente, le milan huit, la cigale stridule, l'onagre braille, le cerf brâme, la panthère rauque, la belette piaule, le renard glapit…" Carmina Burana, 132 (chant du printemps) "De la musique avant toute chose" Verlaine
Tandis que la Castafiore s'époumone, Betty Davis feule, Joey Starr rugit, Johnny Rotten éructe, Jane Birkin susurre, Mark E. Smith jappe, les divas sur la scène pyrotechnisent dans l'aigu, d'autres enfin (et nous les tiendrons anonymes) chevrotent péniblement à nos oreilles. La variété des expressions vocales ne cesse de réjouir, d'étonner, de ravir et, à l'occasion, d'agacer les mélomanes. Le plus ouvert et le plus curieux des amateurs ne manque d’ailleurs pas, un beau jour, de se retrouver face à un ovni (objet vocal non identifié) qui le laisse perplexe… "Est-ce que c'est chanté, ça ?" se demande-t-il avec circonspection.
La présente chronique se propose de musarder au sein de cette diversité en prenant pour prétexte de notre vagabondage les relations complexes qu'entretiennent la parole, le cri et le chant.
De la parole au chant Tout serait simple en apparence : une fois mises de côté les préférences de tout un chacun en matière de répertoire et de "belle voix", il serait évident de distinguer les situations où l'on parle de celles où l'on chante. Mais qu'en est-il réellement ? En guise d’ouverture, écoutons par exemple Pepe Marchena passer imperceptiblement de la simple narration aux plus délicates vocalises dans sa "Romance a Cordoba". Du grand art !
Voilà d'incessants allers-retours entre parole et chant, improvisés de surcroît, qui brouillent nos repères. Ces frontières fuyantes n'offrent guère de comparaison avec l'opposition entre récitatif et aria qui a cours dans l'opéra, où la distinction est plus nette et plus affirmée, et fortement soulignée par l'orchestre. Les récitatifs, s'ils sont évidemment moins virtuoses que les airs qui les suivent, et si par leur débit ils doivent permettre une bonne compréhension du texte, sont d'ailleurs écrits par le compositeur, comme l’est le reste de la musique.
L’art de Pepe Marchena serait-il plutôt un équivalent flamenco du sprechgesang (parlé-chanté) de Schönberg, l'improvisation en plus ?
Récitatif chez J.S. Bach, récitatif et air de Haendel, sprechgesang de Schönberg
Pour transformer la parole en chant, point n'est donc besoin d'une grande ampleur mélodique. Nombre de musiques sacrées dans le monde utilisent ainsi la technique de la psalmodie, qui permet de développer des phrases sur un faible ambitus (écart entre la note la plus haute et la plus basse).
Ecoutons par exemple les psaumes du chantre éthiopien qui, s'accompagnant à la majestueuse lyre bägänna, fredonne de courtes phrases monotones et envoûtantes.
Au Burundi, les joueurs de cithare inanga font appel pour leurs chants épiques à une étonnante technique de "voix chuchotée" qui ne permet pas d'identifier de hauteurs de notes bien définies, alors même que l'auditeur perçoit une mélodie. |
Enfin, nous pouvons comparer deux traditions de psalmodie bouddhique différentes (shomyo japonais et fanbai chinois) et écouter la récitation recto tono (sur une seule note) utilisée par le compositeur Arvo Pärt au début de son Miserere, très influencé par le plain-chant médiéval. |
La musique du discours Certaines formes de discours, accolés à un accompagnement instrumental, s’y intègrent et présentent dès lors un indéniable aspect musical. C'est le cas des ordres donnés par les commandeurs dans le quadrille guadeloupéen : ceux-ci donnent leurs instructions sur les figures à danser selon des formules stéréotypées et calées sur les airs joués par l’orchestre. Avec une verve qui n’est pas sans évoquer celle des bonimenteurs de foire, les commentaires et exclamations des DJ jamaïcains par-dessus les 45 tours diffusés sur leurs sound-systems ont rapidement pris le pas sur les disques en question, inaugurant la pratique du toasting et préfigurant le rap. C'est ainsi qu'en 1970 U-Roy enregistre son célèbre "Version galore" en toastant sur le 45 tours "You have caught me" des Melodians. |
Le débit peut rester proche de la langue parlée, ou être soumis à une régulation rythmique, une scansion : c’est le cas aussi bien des récitations épiques des bardes orientaux que des joutes poétiques traditionnelles que l’on trouve en Sardaigne, à Malte, ou au Brésil. Dans ce cas, c'est bien souvent le texte, à travers les mètres utilisés, qui impose sa carrure à la récitation. Les échanges rimés des repentistas du Nordeste brésilien, les duels de tchatche toulousains des Fabulous Trobadors, la chronique historique du barde cambodgien qui s’accompagne au luth, les talkin’ blues acerbes ou satiriques de Woody Guthrie ou Townes Van Zandt, les poésies beat de Kerouac auquel répondent les jazzmen Al Cohn et Zoot Sims, les harangues d'un Léo Ferré ou le spoken word des Last Poets et de Gil Scott-Heron, illustres ancêtres du rap, ne sont que les avatars modernes de ces innombrables traditions poético-musicales que l’on trouve dans le monde. Le vieil Homère ne s’accompagnait-il pas d’une lyre pour déclamer l’Iliade ?
Petite anthologie du discours en musique, du Nordeste à Toulouse, de Paris à New-York, du Cambodge à Los Angeles...
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(à suivre...) |