Il avait débarqué à Chicago au tournant des années 1950 on ne sait trop comment, venu d'un ailleurs mal défini, des anneaux de Saturne, d'une dimension quatrième ou cinquième, allez savoir, et souhaitait libérer ses frères Noirs en les arrachant à leur triste condition terrestre –et plus particulièrement nord-américaine. Il faut dire que l'époque n'était pas drôle : "bop ! bop !" faisaient les matraques sur les têtes afro-américaines. Le crâne d'un Bud Powell s'en souviendra un moment. |
Le bazar de Sun Ra : claviers vintage et attirail spatio-égyptologique
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Il dirigeait un big-band de free-jazz mâtiné de rhythm'n'blues, fantasque arche musicale bariolée au sein de laquelle se cultivaient traditions futuristes et souvenirs des orchestres de Fletcher Henderson ou de Jelly Roll Morton –manière pour lui de se placer dans la lignée des grands inventeurs du jazz. Autour de sa charismatique personne se rassemblait une troupe hétéroclite de musiciens-spationautes, d'instrumentistes-vocalistes-prophètes, auxquels se joignaient à l'occasion une poignée de danseurs-sorciers fous. Dans ce laboratoire à la configuration variable et aux intitulés éloquents (Solar Arkestra, Myth Science Arkestra, Astro Infinity Arkestra, Intergalactic Arkestra, Outer Space Arkestra…) brillaient quelques fidèles de la première heure, virtuoses de l'improvisation ésotérique définitivement irrécupérables pour le jazz mainstream (John Gilmore, Marshall Allen), mais aussi free-jazzmen en croisière (Alan Silva, Clifford Thornton) et post-boppers égarés ou amateurs de détours intersidéraux (Ronnie Boykins, Charles Davis, Julian Priester). En marge, assurément, mais pas dans le vide : la prédication musicale d'un John Gilmore exercera une influence non négligeable sur un certain John Coltrane.
A grands renforts de claviers analogiques, de percussions exotiques réinventant d'improbables transes éthiopiennes, dans un décor relevant à la fois du délire égyptologique et du film de science-fiction (tendance série B), la musique se faisait fête rituelle, le cérémonial grandiose pouvant s'étaler sur plusieurs heures.
Sun Ra qualifiait son œuvre de "Magic music of the Spheres". Ahurissante, drôle, violente, jouissive, « ma musique va d'abord faire peur aux gens, disait-il. Elle représente le bonheur et ils n'en ont pas l'habitude. » Tout cela pouvait parfois faire grincer des dents : en 1971 le ministre de l'Intérieur Marcellin interdit son concert aux Halles de Paris. Il reviendra en star au festival Nancy Jazz Pulsations deux ans plus tard. |
Les joies de l'ORTF : en 1969, Sun Ra à la télévision française !
Lorsqu'après plusieurs décennies de joyeux foutoir galactico-musical il disparaît en 1993 (on sait bien que les gens comme lui ne meurent pas, ils repartent juste faire danser les astres et poursuivre leur mission libératrice dans quelque lune lointaine auprès de Sélénites en mal d’émancipation) la fête est trop belle pour s'arrêter : se défiant d'un trop-plein de réalité dans un monde réglé aux lois de la consommation, les derniers indiens de l'Arkestra continuent vaille que vaille de convoquer les étoiles parmi nous. Le voyage intersidéral à portée d'oreilles. |
Sun Ra à la médiathèque
La discographie de Sun Ra est l'une des plus impressionnantes du jazz : près de deux cent références, pour la plupart publiées sur son propre label (Saturn) ou chez de petits indépendants, notamment pour les sessions enregistrées lors de tournées européennes.
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(cliquez sur la pochette pour voir si le CD est disponible)
Doo-wop intergalactique et chants de noël cosmiques, détournements spatio-temporels de Gershwin et rythm'n'blues de bazar : en marge de ses longues plages d'improvisation collective, tout l'art de Sun Ra est présent dans ces courtes pièces qui vont de ses débuts discographiques à Chicago à ceux de la maturité de l'Arkestra.
Sun Ra and his Arkestra "Jazz in silhouette" 1958
Un big-band qui pourrait presque paraître traditionnel, si les thèmes futuristes et pseudo-nubiens ne signalaient pas la touche du maestro.
Sun Ra and his Solar Arkestra "Other planes of there" 1964
Longue suite improvisée et envolées free : l'Arkestra en vitesse de croisière.
Sun Ra "Space probe" 1969/1974
Sun Ra expérimente le tout nouveau synthétiseur Moog, accompagné de ses plus proches musiciens.
Sun Ra "Space is the place" 1972
Un classique, idéal pour s'initier à l'univers de Sun Ra.
Sun Ra Arkestra "Nuclear war" 1982
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